Les fantômes de Calais

1. Plan d’ensemble

Un long bâtiment bas vu de l’arrière avec ses fenêtres protégées par des barreaux (p.35). Deux masses noires oblongues qui ressemblent à des coques de bateaux, un grillage provisoire derrière lequel se déploie un décor dont la confusion s’oppose aux lignes simples du bâtiment. [Apparemment un seul personnage sur la photo, une silhouette assise indistincte.] Dans cet espace resserré on perçoit vaguement une multitude de signes de vie, d’un drôle de vie, pourtant : des bâches et des tapis qui doivent servir à des campements provisoires, du linge suspendu, l’inévitable sac Lidl dans lequel les sans-abri transportent leurs biens, et une multitude de choses répandues à terre, où peut-être les possessions de ceux qui campent là se mêlent à ce qui semble être un dépôt sauvage d’ordures. Le photographe a pris la photo de trop loin pour que nous puissions trancher sur ces détails. L’important pour lui était manifestement que le bâtiment soit tout entier dans sa photo. Mais s’il l’a prise de si loin, c’est aussi pour que nous évitions de trancher sur ce que nous voyons. Si ce plan est à la fois si large et si vide de présence humaine, si vide et si plein de marques confuses de cette présence, c’est que parce qu’il témoigne de la vie d’une population qui est à la fois là et pas là. La chose peut s’entendre au sens le plus littéral : il y avait là des gens qui n’y sont plus : peut-être brutalement délogés, peut-être simplement partis pour une distribution de nourriture pendant que l’un d’eux monte la garde. Mais il faut aussi l’entendre plus radicalement : une population de gens qui ne sont là que parce qu’on les empêche d’aller là où ils le souhaitent - de l’autre côté du Channel - , qui ont choisi cette vie qui n’en est pas une, ce séjour parmi les déchets dans l’espoir de se construire là-bas une vraie vie où ils ne soient plus traités comme des déchets.
C’est ainsi que nous apparaissent les migrants photographiés par Bruno Serralongue : des gens qui campent dans un lieu où ils voudraient ne plus être et qui n’est aucunement fait pour les accueillir. C’est cette formule quasi-abstraite de leur situation qu’il cherche à rendre sensible en photographiant cet espace-temps transitionnel où sont obligés de demeurer des gens qui ne sont là que pour passer. Il ne les montrera donc ni comme victimes propres à susciter l’indignation ou la pitié, ni comme militants luttant pour leurs droits humains. Pas non plus comme porteurs d’une culture spécifique formée dans la corne d’Afrique ou au Moyen-Orient. Ce n’est pas qu’il soit indifférent à leurs aspirations ni à leur individualité et à leur histoire. Sinon, pourquoi aurait-il passé tant de temps auprès d’eux, entre 2006 et 2020 ? Mais il photographie d’abord cette présence/absence qui fait la spécificité de leur mode de vie en ces lieux et en ces temps. C’est d’abord pour cela qu’il affectionne les plans larges et pris d’un peu loin. C’est aussi ce qui lie cette photographie pleine de détails confus à celle qui la suit, qui lui ressemble par sa structure horizontale mais en présente par ailleurs l’antithèse : un Algeco qui, dans le vide des quais et la lumière bleutée de l’aube, ne nous en dit pas davantage sur ce qu’il contient que les poubelles bien alignées contre sa paroi d’où rien ne déborde.

  1. Promenade du matin

C’est apparemment le même matin qu’ont été prises deux photographies intitulées « Chemin à l’aube », enveloppées dans une même lumière bleutée où se détachent seulement les fleurs mauves des saponaires qui bordent le chemin tandis que toutes les autres végétations tendent à se confondre en une même masse sombre, confusion accrue par le vent qui transforme en taches floues les cimes courbées des arbres (p.39.41). Ici, nulle trace d’aucune présence humaine. Ce sont apparemment deux photos de paysage dont l’atmosphère intime et mystérieuse tranche dans le catalogue de l’œuvre de Bruno Serralongue où les images de Calais viennent s’insérer entre deux rassemblements colorés : celui de la tournée de propagande du sous-commandant Marcos et celui d’une manifestation d’exilés tibétains protestant à New Delhi au passage de la torche olympique en route vers Pékin. Bruno Serralongue dit volontiers que c’est la lecture des journaux qui oriente ses intérêts et ses déplacements. Mais elle les oriente plus souvent vers des lieux et des événements programmés où se trouve mis en débat l’état global du monde : congrès internationaux, forums sociaux, mouvements de protestation qui rassemblent des femmes et des hommes désireux d’intervenir sur l’ordre des choses. Ici il n’y a pas d’événement promis en un lieu et un temps spécifiques. C’est bien pourtant d’un témoignage sur l’état du monde qu’il s’agit. Mais il l’est en quelque sorte négativement. Ceux qui campent autour de Calais ne sont pas venus pour une discussion ou une manifestation publique sur la globalisation. Ils ne brandissent ni drapeau ni slogan. Ils sont là, au contraire, pour passer sans être vus. C’est donc une poussière d’individus et de mini-événements dont l’unité est à constituer par un travail de recherche, si du moins on ne se satisfait pas des unités toutes constituées : celles de la gestion policière et de l’information journalistique. Ce qui est commun à celles-ci, c’est d’être garanties par une institution qui est d’abord une école où l’on enseigne les catégories permettant d’identifier ce qu’on voit et de savoir ce qu’il faut en penser et comment le traiter. Police et journalisme sont deux écoles de la proximité, légitimées pour s’approcher des corps et, du même coup, pour faire coïncider leur présence sensible avec sa signification.
Ce qui va alors différencier l’artiste photographe, ce n’est pas qu’il fasse de plus belles photos. C’est qu’il n’est pas légitimé. Il est là comme individu curieux, non comme représentant d’une institution. Cela veut dire aussi qu’il peut ignorer ou rejeter les codes qui accordent le spectacle à son sens. Ce qu’il cherche à accorder, c’est son propre mode de présence avec celui des gens qu’il filme. En l’occurrence, accorder la présence de celui qui ne sait pas qui il va rencontrer avec celle de ces gens qui sont seulement ici de passage et qui, pour cela, doivent se faire voir le moins possible. S’il faut se lever à l’aube, c’est peut-être parce que c’est la bonne heure pour partir à la recherche de migrants qui sont d’abord des invisibles- éparpillés ici et là dans des campements de fortunes montés avec des bâches, des palettes et autres matériaux de récupération plus ou moins entremêlés avec les branches d’arbres courbés par le poids du lierre. Ce n’est pas pour rien que Bruno Serralongue a appelé une de ses expositions « Feux de camp ». Ce qui se déploie, entre le paysage solitaire d’une aube de juillet et celui d’un plein jour d’avril, c’est un itinéraire qui ressemble à un jeu de piste parti à la rencontre de campeurs sauvages. De campeurs ou au moins de campements. Car le spectateur doit se pencher sur les détails - une courbe qui pourrait être celle d’un corps, un tapis de sol sorti, un récipient, les détritus tout autour – pour décider si ces abris sont ou non occupés. Et le plus solide d’entre eux nous apparaît moins comme une habitation bien construite et fonctionnelle que comme un improbable éléphant surgissant entre les arbres. La promenade dans une aube enchantée ne conduit, à la lumière brutale du jour, qu’à la découverte d’une vie furtive et provisoire dans ces taillis qui n’offrent guère de retraite obscure à ceux qui veulent se cacher et qui, plutôt que de les protéger, semblent partager leur condition précaire. En témoignent ces arbres abattus ou rongés par le lierre qui composent un paysage que l’on suppose volontiers promis à la mort par quelque plan d’aménagement d’un Grand Calais débarrassé de ces verrues humaines et végétales.

  1. Feu de camp par temps froid

Cinq hommes se serrent autour d’un feu- peut-être le même feu qu’une autre photo nous montre en gros plan. Mais ici il semble lui-même participer du froid et de la brume d’un matin hivernal. Le groupe est décalé sur la droite sans doute pour mieux faire ressortir le jeu des horizontales qui, ici encore, structurent le paysage : la bande de terre sablonneuse où ils se tiennent, la bande plus étroite de taillis et de broussaille, la large bande de ciel blanc où se profilent les ombres fantomatiques de bâtiments industriels (p.77). C’est peut-être dans cette direction que regarde l’homme debout. Les quatre autres sont assis, l’un à peu près invisible, un autre de profil, les deux derniers qui nous tournent le dos. Aucun ne regarde dans la direction du photographe et cette indifférence semble symbolisée dans la position de l’homme au large dos enveloppé et encapuchonné dans une polaire bleue qui domine le groupe du haut de son tabouret de récupération sans rien nous laisser voir de son visage ou de ses mains. Ils ne semblent pas non plus occupés à une conversation. Simplement, ils sont là, ils ont froid, ils se chauffent, ils attendent. Attendre la chance qui peut venir, c’est ce qui motive leur présence en ce lieu à cette heure comme elle motive leur présence sur les accotements qui bordent l’autoroute où passent les camions aux abords du terminal. Le photographe les a filmés là en contre-plongée dans un cadre structuré par une autre horizontale, celle des glissières qui bordent la voie. Une photographie dénuée d’empathie particulière et prise de trop loin pour qu’on saisisse une expression sur leur visage.
Il ne faut pas se méprendre sur cette distance. Il ne s’agit pas pour Bruno Serralongue de rendre sa présence discrète, voire clandestine. Comment le faire, d’ailleurs, quand on utilise une chambre photographique à l’ancienne qui a le double « désavantage » d’être très voyante et de nécessiter un long temps de préparation ? Même quand il les prend de dos, les migrants ne peuvent ignorer qu’il est là. Et il ne saurait pas davantage les prendre sans leur consentement. La distance, l’usage d’un matériel lourd, le long temps de préparation définissent un même mode de présence. Le photographe n’est pas un journaliste à la recherche du cliché significatif et qui prend en rafale des images qu’il triera ensuite. Avec la chambre, il faut faire l’inverse : sélectionner avant de photographier. Cette contrainte technique s’accorde, bien sûr, avec une conception du rôle du photographe. Son objectif n’est pas de couvrir un événement, il est de rendre sensible une situation. Pour cela il faut définir des lieux, des actions, des groupements typiques, dans leur banalité même et leur caractère répétitif. Et il faut leur donner un cadre approprié : un cadre qui donne à voir un aspect particulier de leur situation d’attente mais aussi qui l’excède et lui soit même indifférent. Tel est ce cadre large et défini par des horizontales où ils sont rarement placés au centre et où un lieu stratégique – la route où l’on peut avoir la chance de se glisser sous un camion- est d’abord une ligne structurant le paysage. L’espace où ils ne sont là que pour passer est aussi un espace qui ne les attend pas, qui n’a rien à faire d’eux. C’est cette double indifférence dont la photographie rend compte.
Elle témoigne aussi de la position particulière du photographe dans cet espace. Il photographie des gens dont il ne partage pas la situation. Il n’est pas un journaliste couvrant l’événement, mais il ne veut pas pourtant jouer au militant légitimé à s’insérer parmi à eux au nom d’une aide apportée à leur combat. Si quelque chose le lie à eux, c’est plutôt d’être comme eux en attente, d’arpenter lui aussi ce territoire pour y trouver des opportunités. Ils cherchent l’occasion de passer. Il cherche, lui, à établir la topographie la plus juste de leur passage suspendu. Cette topographie pourrait aussi être dite une chronographie : ce que ces images d’espaces indifférents montrent, c’est d’abord du temps.

  1. Politique du paysage

Cette chambre photographique à l’ancienne, ce goût du cadre, ce parti-pris de la distance font aisément naître un soupçon : celui d’apolitisme. N’en trouve-t-on pas la preuve dans ces cadrages qui semblent s’intéresser plus à diviser harmonieusement l’espace en bandes horizontales qu’à rendre compte du souci et de l’effort de ceux qui s’y tiennent ? D’autres photographes ou cinéastes nous ont montré non seulement les flammes d’un feu de camp mais aussi les tiges de fer qu’elles portent à incandescence et à l’aide desquelles les migrants brûlent leurs doigts pour rendre illisibles leurs empreintes digitales ; non pas seulement des grillages mais des hommes qui cherchent à les escalader ; non pas seulement des hommes qui attendent mais des hommes en lutte contre la police, des visages aux lèvres cousues pour dénoncer la surdité du pouvoir, des militants qui viennent soutenir les migrants et se heurtent eux-mêmes aux policiers. Tout ceci semble bien absent dans cette photographie pourtant intitulée « Passage » (p.73) et impeccablement divisée en trois bandes : une route au premier plan, un paysage de dune coupé par une haute barrière métallique devant laquelle se tient un homme et un ciel d’hiver bleu pâle au-dessus de de la douce ligne arrondie de la crête. Une fois de plus, l’éloignement de la caméra rend difficile de saisir à première vue ce que fait et ce que veut signifier l’homme que vous voyons adossé à ce qui est sans doute une grille d’accès désaffectée à un chantier ou à un site industriel au-dessus de laquelle on a ajouté des barbelés. Mime-t-il pour le photographe le geste de passer ? Est-il effectivement en train d’écarter le grillage de sa main droite afin de de passer par un trou que nous n’arrivons pas à cerner. Mais pour aller où et à quelle fin ? Ce n’est manifestement pas vers un lieu stratégique qu’il se dirige puisqu’il passe dans un sens opposé à celui que la grille interdit. Peut-être utilise-t-il simplement un raccourci commode. Son geste demeure énigmatique, absorbé, au surplus, par la multitude des détails qui font l’atmosphère un peu irréelle de cette scène : l’éclat de lumière blanche qui couronne les touffes d’herbes, l’ombre bleue qui colore la voie d’accès en déshérence, les branches des arbustes qui épousent la forme des poteaux de ciment et se fondent avec le grillage.
Certains verront dans cette indécision sur une grille et sur un passage la marque d’un apolitisme. Mais ne peut-on pas plutôt y voir une autre idée de la politique des images qui répond elle-même à une certaine politique du paysage ? Ce que la photo nous montre, plutôt que l’effectivité d’un passage, c’est la topographie des lieux au sein duquel les migrants essaient de trouver ce passage : une topographie indécise, faite de points stratégiques comme de terrains vagues et d’espaces en transition. C’est cet espace indécis, ce territoire de l’aléa que l’autorité veut supprimer pour que le passage soit non plus aléatoire mais impossible. Cela suppose deux sortes d’opérations : l’une sur l’espace, l’autre sur les individus. Du premier côté, le plus simple est évidemment d’en rajouter sur les clôtures. C’est ainsi qu’un triptyque d’allure pédagogique nous instruit sur la pose du concertina par-dessus les barrières séparant la route de la voie ferrée. Mais il y a un moyen plus radical qui est de transformer le paysage afin que ce ne soit plus une barrière qui bloque le passage mais la nature elle-même qui sorte de son indifférence pour le rendre impossible. Ici ce sont les arbres longeant les voies ferrées qui ont été abattus, et leurs débris broyés forment un tapis hostile au-dessus duquel trône, solitaire, un poste de guet dont la blancheur étincelante suffit à symboliser l’ordre invisible qui ne se contente pas de surveiller les migrants mais remodèle le territoire même du visible (p.121). Ailleurs l’Etat policier se fait peintre de paysage en composant un calme tableau hollandais de prés, de ruisseaux et d’étangs dont une notice nous explique qu’il résulte d’une inondation volontaire destinée à interdire l’approche des grillages qui gardent eux-mêmes les installations du tunnel sous la Manche (p.119).
Ce que les photos de Bruno Serralongue mettent alors en œuvre, c’est bien une autre politique des images, peut-être plus radicale que celles qui nous montrent à nu la souffrance ou la colère. Ce que celle-ci nous montre, c’est la lutte qui porte sur l’usage même de l’espace. Pour la montrer, il ne suffit plus de nous montrer sans phrase des images des lieux neutres qui accueillent les migrants, leurs activités et leurs campements. C’est pourquoi le photographe sort ici de sa réserve en utilisant la forme du tableau multiple – diptyque ou triptyque- et la ressource du commentaire pour montrer à l’œuvre une police qui se manifeste non par des actions violentes contre ceux qui veulent passer mais par la transformation du territoire où ils cherchent passage.

  1. Everyone welcome

L’autre manière de reconfigurer le territoire du passage, c’est de regrouper les migrants en un lieu qui leur soit « propre » : un « bidonville d’Etat », dit le photographe dont les commentaires semblent soigneusement éviter le mot trop médiatisé de jungle. Il ne s’agit pas là simplement de les surveiller, mais de les sédentariser en quelque manière. La police, c’est d’abord la puissance qui vous assigne une place et vous commande d’adopter une identité. Entre 2006 et 2008 Bruno Serralongue avait photographié des nomades. Quand il revient en 2015 et 2016, il va photographier les résidents d’un camp de réfugiés. Il va représenter non plus une attente mais une manière d’habiter un lieu bien circonscrit. Bien sûr ce camp peut être décrit comme un espace d’enfermement et de surveillance : c’est ce que symbolise ce mur de terre enserrant le bidonville pour lequel le photographe a choisi, contrairement à son habitude, un cadrage vertical en contreplongée qui transforme le talus en montagne et laisse seulement passer en haut un peu de ciel pour signifier un espace-prison (p.127). Mais ce mur de terre monotone enfermant le bidonville l’intéresse moins que l’espace intérieur du camp où le cadrage horizontal laisse entrer une multitude d’informations visuelles que le spectateur percevra et assemblera diversement. Aucune clôture n’apparait dans le diptyque intitulé « Ronde de la police dans le bidonville d’Etat pour migrants » où les larges espaces d’un ciel gris d’automne et d’une route caillouteuse occupent la plus grande partie du cadre (p.96.97). Quant aux policiers eux-mêmes, ils ne sont vus qu’à travers le regard d’un migrant. Sur la première photo celui-ci se tourne vers la direction où ils vont arriver. Sur la seconde, il s’est retourné et les regarde s’éloigner au pas de promenade. Plus que par eux l’attention du spectateur est attirée par le poteau auprès duquel se tient le migrant. A la hauteur de son visage est clouée une pancarte peinte portant une inscription que la circonstance rend ironique : « Everyone welcome ». Plus haut est fixé un panier de basket-ball. Mais l’une et l’autre servent au même usage : faire sécher des pantalons. On remarque cependant que la main qui les a suspendus a veillé à ce que la pancarte d’accueil reste visible. Tout se passe comme si, en fixant son cadre, Bruno Serralongue avait eu en tête les photos de l’insurrection au Nicaragua faites par Ken Wessing et le commentaire de Barthes sur l’énigme d’un drap blanc et le pittoresque de cornettes de religieuses qui viennent troubler une scène ordinaire de guerre civile.
Cette référence ne doit pas prêter à ambigüité : les photos de Bruno Serralongue ne donnent guère d’aliment à l’opposition du punctum et du studium. On pourrait même dire qu’elles la réfutent. Si ces photographies nous affectent, c’est en raison de la diversité des informations qui peuvent aussi bien retenir que disperser le regard. Ce que le photographe cherche désormais à nous montrer, c’est, plutôt qu’un espace d’enfermement , un lieu de vie auquel, d’une certaine façon, tous coopèrent : l’autorité qui a regroupé là les migrants et y a installé le minimum d’équipements exigé par les décisions de justice, les associations humanitaires qui en améliorent les conditions de vie par les distributions de vivres et vêtements , les constructions de baraquements ou les services divers , et les migrants eux-mêmes qui y ont construit divers lieux utiles à leurs communautés depuis le restaurant afghan ou l’épicerie à la vitrine de laquelle pendent deux citrons un peu surréalistes jusqu’à l’église éthiopienne avec son Christ Bon Pasteur et son saint Michel archange étrangement débonnaire (p.113.115). C’est cette vie « normale » d’un lieu anormal dont les images veulent rendre compte en se concentrant sur quelques lieux, objet ou activités significatifs. Ceux-ci peuvent concerner les nécessités basiques de la vie quotidienne - les points d’eau (p.95), un étalage de savons (p.103) ou une station de recharge des téléphones (p.107). Mais ils révèlent aussi des pratiques d’embellissement ou de jeu qui semblent dénier la réalité du camp. Tel est cet espace bien délimité par des cordes et des piquets dont les sillons rectilignes évoquent à la fois la pépinière et le jardin ouvrier et où des œillets d’Inde débordent généreusement d’une caisse reconvertie en jardinière (p.141). Ailleurs la dune, où deux jeunes hommes, que l’on suppose Afghans, s’exercent près d’une baraque au maniement d’un cerf-volant, évoquerait aisément un décor de plage populaire (p.139).
Mais il arrive que le photographe déroge à son parti-pris de compte-rendu objectif des nécessités et des distractions du quotidien pour nous placer devant une image énigmatique qu’il accompagne d’un commentaire à double fond. Telle est cette devanture de magasin où quatre fenêtres suggèrent une certaine idée de confort que vient dénier l’affiche indiquant en plusieurs langues que le panneau de bois où elle est apposée est une porte d’entrée. Mais le regard est surtout retenu par une accumulation, dedans et dehors, de tubes bien alignés que les serviettes suspendues au-dessus inviteraient à prendre pour des produits de toilette. Mais Bruno Serralongue a inscrit à côté « Ferry-boat & Tear Gas (Tribute to Allan Sekula) » (p.147). C’est le seul commentaire de toute la série qui fasse référence à un autre artiste. Or, en l’occurrence, il s’agit d’un artiste explicitement politique et radicalement critique de toute idée de représentation « objective » des choses. Un artiste aussi qui a pris pour objet privilégié la mondialisation : à travers le long parcours maritime illustré par Fish Story mais aussi les actions altermondialistes et leur répression policière illustrée par la série Waiting for tear gas , consacrée à la grande manifestation contre le sommet économique mondial à Seattle. Ce que cette paisible devanture de coiffeur expose, ce sont des douilles de grenades lacrymogènes lancées contre les candidats au voyage clandestin en ferry-boat. A l’image énigmatique du « Passage » fait écho cette image encore plus énigmatique de la force qui s’oppose au passage. Si Bruno Serralongue a ici rapproché sa caméra, il a, en revanche, utilisé une voie détournée pour nous suggérer le sens de ce qu’elle nous montre. Cette manière de faire est assurément en harmonie avec la pratique du très dialectique Allan Sekula. Reste que celui-ci, s’il refusait le cliché de presse spectaculaire, nous montrait effectivement manifestants et policiers sur le pied de guerre. Bruno Serralongue pousse encore plus loin le refus du sensationnel en ne nous montrant que les « restes » de l’affrontement, transformés en éléments de décoration, sans que nous sachions qui les a disposés ainsi et à quelle fin.

  1. Magasin fermé.

Une affichette sur un des magasins de fortune, qui a dû être rédigée et imprimée par une association d’aide aux migrants. Les habitants du lieu disent prendre acte de la décision de justice qui ferme leur commerce. Le magasin n’existe plus mais ils font savoir à la police pourquoi ils sont encore là : « Ils n’ont pas d’autre résidence. C’est leur seul lieu de vie » (p.153).
Cela ne change évidemment rien pour les policiers qui, en ce 25 octobre 2016, ont pour mission de vider le camp sans distinguer entre habitations « privées » et locaux commerciaux. Mais cela change la manière de représenter le bidonville et son effet sur les occupants. Ceux qui venaient là pour passer se désignent maintenant comme des « résidents » n’ayant pas d’autre lieu d’habitation que leur baraquement dans ce camp. Tout se passe comme si les nomades avaient intériorisé leur assignation à résidence. Mais ils doivent maintenant apprendre qu’il y a résidence et résidence. Avec l’accroissement du camp, la leur est de plus en plus mal supportée par les honnêtes et légitimes résidents de la ville de Calais. C’est le moment pour la police d’intervenir à nouveau pour régler le rapport des individus à l’espace. Elle a en effet deux manières contradictoires et complémentaires de le faire. Tantôt elle enferme ceux qui vagabondent. Tantôt elle disperse ceux qui sont rassemblés. Au printemps 2015 elle a fixé en un seul lieu les candidats au passage. A l’automne 2016, elle les envoie dans diverses directions vers des lieux où ils pourront demander le statut de réfugiés. C’est cette dialectique de la logique policière que Bruno Serralongue a représentée en priorité. De nombreux photographes de presse ont documenté le contexte conduisant à la fermeture du camp : le surpeuplement, les tensions entre communautés, les heurts avec la police, les manifestations des Calaisiens demandant qu’on en finisse. Ils avaient déjà montré les bulldozers à l’œuvre, quelques mois plus tôt, pour démolir la zone Sud du camp. Bruno Serralongue, lui, a évoqué l’événement par son effet sur le paysage : un tiroir arraché au pied d’un poteau incliné portant avis de la destruction laquelle a déjà été opérée comme le montre la vaste mare que les bulldozers ont creusée dans la lande maintenant déserte (p.135).
Il ne fera pas non plus d’images sensationnelles de ces journées de la fin octobre où le camp principal est évacué. Comme il y a douze ans, il fait surtout des photos d’attente, à ceci près que ce n’est pas la même attente. Il ne s’agit pas de savoir si les migrants pourront aujourd’hui se glisser sous un camion mais en quelle partie de ce pays qu’ils ne connaissent pas, on va les envoyer. Nul ne sait ce que peuvent avoir dans la tête ces deux hommes qu’il photographie de loin, le dernier matin, dans une brume où la terre, les tentes et le ciel perdent leurs limites et composent un grand camaïeu de gris (p.159). Tout à l’heure ils feront calmement la queue pour être enregistrés et savoir où on va les envoyer, tandis que les représentants de l’ordre démonteront les installations du camp. Seules les images de l’incendie dramatiseront la mosaïque de soixante-dix-huit photographies en 24x36 que Bruno Serralongue a intitulée « compte-rendu photographique du démantèlement du camp » (p.164.165.166.167). L’épisode que l’on peut dire central nous montre des hommes en tenue de chantier qui démontent méthodiquement une installation avant que son contenu bariolé ne soit chargé sur la plate-forme d’un camion où il ressemble à un animal fabuleux. D’autres photographes nous ont montré des scènes de violence et un camp dévasté. Fidèle à son principe, Bruno Serralongue nous montre, lui, le travail méticuleux de ceux qui suppriment la « résidence » à laquelle le pouvoir avait réduit les migrants avant de les disperser sur le territoire.

  1. Une histoire sans fin ?

Certains, il est vrai, reviendront et d’autres viendront encore : tels le jeune érythréen qui joue d’un instrument à cordes de fortune dans ce Bois Chico Mendes qui sera bientôt, à son tour, fermé aux migrants (p.179), ce petit groupe dont les tentes, même cachées au milieu des ajoncs, font clairement tache, sous un beau soleil d’hiver, dans un paysage de campagne respectable (p.171), ou encore ces trois hommes qui ne semblent au contraire que trop bien appropriés au décor de caillasse où ils fouillent des détritus (p.173). Mais la doctrine policière va maintenant dans un seul sens : il s’agit désormais d’empêcher non seulement le passage mais aussi le rassemblement. Le long de l’autoroute un haut mur de bêton s’élève pour protéger encore mieux la voie qui mène aux ferries. Les migrants, eux, ont le choix de se disperser ou d’être dispersés. C’est pourquoi les photos que Bruno Serralongue prend en février ou juillet 2020 ressemblent à celles qu’il prenait lors des mêmes mois en 2006 : d’un côté, des taillis encombrés de détritus où des hommes se serrent en vêtements chauds autour d’un feu d’hiver (p.187) ou s’assemblent à l’ombre d’un velum de fortune qui les protège du soleil estival (p.194); de l’autre, un alignement de sacs de couchage le long d’un mur qui témoigne d’un rassemblement invisible ou un village de tentes bien serrées le long du mur d’une station- service désaffectée (p.191). On est en février 2020. A la fin du mois de janvier, la police a investi ce campement, mis les migrants dehors et emmené toutes leurs affaires. C’est pour elle désormais que ceux-ci doivent être des fantômes, exclus du monde où vivent les gens normaux. Ils sont revenus pourtant en nombre et reviendront sans doute quand on les aura évacués à nouveau. Ils persistent à se retrouver en ces lieux inhospitaliers qui commandent l’accès à leur destination rêvée. C’est ce que pourrait symboliser la photo insolite d’un migrant solitaire assis avec son barda près d’une pancarte qui invite les habitants du lieu à découvrir les fonds enchantés des Maldives dans un centre marin nommé Nausicaa (p.201). C’est, on le sait, le nom de la princesse qui accueillit le naufragé Ulysse. Bruno Serralongue s’amuse peut-être de ce rapprochement ironique. Mais il persiste surtout à nous montrer l’insistance d’un rêve.

Jacques Rancière

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